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Photo du rédacteurNathalie Boisselier

Une nouvelle étude donne des chiffres pour la maltraitance en France

Dernière mise à jour : 7 déc. 2023

Selon une nouvelle étude, la maltraitance et la négligence concernent à différents degrés 80,5% des Français. Un chiffre alarmant remettant en question les pratiques éducatives en France.

Crédit image : https://pixabay.com/fr/photos/teddy-ours-en-peluche-solitaire-5459154/


Une étude dont je suis la première auteure (Boisselier & Soubelet, 2023) est parue il y a quelques jours dans une revue scientifique, l’European Journal of Trauma & Dissociation. A priori, cet article ne concerne pas vraiment le grand public puisqu’il propose la traduction et la validation d’une échelle d’évaluation de la maltraitance et de la négligence à destination des cliniciens et des chercheurs ; l’échelle MACE. Pourtant, une lecture attentive – et entre les lignes – de cette étude soulève un véritable problème de santé publique. Elle apporte également des éléments de réponse importants à la tendance à l’auto-diagnostic rencontrée de plus en plus fréquemment sur les réseaux sociaux.



Evaluer la maltraitance et la négligence

L’échelle que nous avons utilisée dans notre étude pour estimer des taux de prévalence de la maltraitance et de la négligence en France, mais également pour étudier ses liens avec certaines psychopathologies, s’appelle l'Echelle Chronologique d'Exposition à la Maltraitance et aux Abus, MACE-50 (fr). Grâce à 50 questions, elle permet d’investiguer chez l’adulte10 formes d’abus qui ont pu être subis entre 1 et 18 ans.


Ces abus sont appelés « expériences adverses précoces » (adverse childhood experiences, ACEs). Ce sont les suivantes : maltraitance verbale parentale, maltraitance émotionnelle parentale, maltraitance physique, abus sexuels, avoir été témoin de violence entre les parents, avoir été témoin de violences envers les frères et sœurs, négligence émotionnelle, négligence physique (privation de nourriture, etc.), abus émotionnel par les pairs (harcèlement, mise à l’écart, etc.), agression physique par les pairs d’âge.


L’échelle MACE a été créée par deux chercheurs américains (Teicher & Parriger, 2015) et elle a déjà été traduite et validée en norvégien (Fosse et al., 2020). Nous ne disposons pas des taux de prévalence des abus et de la négligence dans le groupe de participants observé par les chercheurs norvégiens. Mais nous en disposons pour la population US étudiée par Teicher et Parriger (2015), ce qui nous donne des points de comparaison.



Quels sont les Français que nous avons interrogés ?

Notre propre étude a permis d’observer 402 adultes qui avaient entre 18 et 68 ans, pour une moyenne d’âge de 39,1 ans. Il y avait 65,52% de femmes et 34,48% d’hommes. Deux faits sont importants à noter.


D’abord, il ne s’agissait pas d’une population clinique, c’est-à-dire recrutée dans une population consultante en psychiatrie ou en cabinet de psychologie. Au contraire, la plupart de nos participants ont été recrutés sur les réseaux sociaux (53,3%) ou par bouche-à-oreille (17%).


Ensuite, notre population était éduquée et ne venait pas de catégories socio-professionnelles (CSP) défavorisées. Nos 402 participants avaient en moyenne complété 16 années d’études. En d’autres termes, ils étaient en moyenne à Bac+4. Certains de nos participants peuvent certes avoir fait des études leur permettant de se classer dans des CSP supérieures à celle de leur milieu d’origine. Mais dans l’ensemble, leur niveau d’éducation tend à confirmer que la maltraitance et la négligence concernent bien tous les milieux.


Taux de prévalence de la maltraitance et de la négligence

Une fois notre questionnaire validé par des analyses statistiques, nous avons pu établir des taux de prévalence, c’est-à-dire la proportion de personnes ayant subi des faits de maltraitance ou de négligence graves entre 1 et 18 ans.


Il n’est pas possible d’affirmer qu’il s’agit des taux de prévalence exacts parce qu’il faudrait d’abord s’assurer que la population étudiée soit absolument représentative de la population française. Mais il faut savoir que nous disposons de peu de statistiques en France ; j’en reparlerai plus bas. Beaucoup d’abus se passent derrière des portes closes, et les cas de signalement à la Police ou aux services de protection de l’enfance ne sont pas forcément représentatifs de la réalité des chiffres. C’est pourquoi nos statistiques sont importantes. Elles semblent même être les seules à exister.


Cette précaution prise quant à la représentativité de notre échantillon de participants, voici les taux de prévalence mis en lumière par notre étude : 80,5% de nos participants rapportaient avoir été victime d’au moins une forme de maltraitance dans leur enfance et/ou leur adolescence. Et 56,6% avaient connu de 1 à 4 types d’abus. Cela veut dire que seulement 19,5% des adultes français que nous avons interrogés ne rapportent aucune forme d’abus précoce.


Nous n’avons pas trouvé de différence statistiquement significative entre les hommes et les femmes en ce qui concerne le nombre d’abus différents subis dans l’enfance. Mais les taux sont quasiment toujours en défaveur des femmes. Par exemple, 9,1% des femmes rapportaient avoir été exposées à 3 types différents d’abus contre 3,6% des hommes.


Si l’on regarde les types d’abus à la loupe, on observe aussi que les femmes (et donc les petites filles) sont plus souvent victimes que les garçons. Par exemple, 42,7% des femmes se souviennent avoir été victimes de maltraitance émotionnelle de la part de leurs parents, contre 14,7% des garçons. Certaines différences en la matière sont cette fois statistiquement significatives : les filles sont significativement plus victimes d’abus sexuels (agresseur à l’intérieur ou à l’extérieur du foyer) ou de maltraitance verbale de la part de leurs parents, et les garçons subissent de manière plus significative des agressions physiques de la part de leurs camarades.


De manière qui peut paraître surprenante a priori, nous trouvions une corrélation significative entre toutes les formes d’abus. On peut le comprendre dans certains cas. Après tout, on peut s’attendre à ce que des parents qui maltraitent verbalement leurs enfants soient aussi des parents qui les négligent. Mais pourquoi une corrélation significative entre la négligence émotionnelle des parents et le harcèlement par les camarades du même âge (r = 0,11 ; p < .001) ?

Tout simplement parce que ce type de corrélation rend compte d’un processus de victimisation. Des enfants qui ont l’habitude d’être victimisés à la maison s’attendront à l’être dans d’autres environnements, et ils n’auront pas appris la manière de se défendre incluant de prévenir des adultes. La victimisation au foyer est donc le terreau de la polyvictimisation.



Facteurs de risque et comparaison avec d’autres pays

La première conclusion des précédents chiffres est bien triste. Elle est que si le premier facteur de risque de maltraitance et de négligence est d’être un enfant, le deuxième facteur de risque est d’être de sexe féminin.


La deuxième conclusion est que notre pays semble souffrir de pratiques éducatives génératrices de niveaux de maltraitance et de négligence qui dépassent de loin ceux d’autres pays du monde. L’étude de Teicher et Parriger (2015) ayant également utilisé la MACE nous donne ainsi un point de comparaison avec les Etats-Unis. Par exemple, « seulement » 10,4% des adultes étasuniens rapportaient avoir été victimes d’abus sexuels contre 20,6% des adultes français. Soit le double. De la même manière 19,7% des participants US rapportaient des niveaux graves de négligence émotionnelle contre 39,6% des adultes français. Au total, seulement 19,5% des adultes français déclaraient n’avoir été exposés à aucune forme de maltraitance contre 41,77% des adultes US.


J’ai évoqué précédemment le peu de statistiques dont nous disposons en France pour appréhender l’ampleur de la maltraitance et de la négligence des enfants. Nous avons cependant quelques repères. Même s’il s'agit de chiffres parcellaires, ils suggèrent que les taux de prévalence publiés dans notre étude sont en réalité très crédibles.


En effet, une étude de 2007 comparant différents pays européens indiquait que plus de la moitié des parents français avaient déjà donné levé la main sur leurs enfants, comparé à 17% des parents allemands et autrichiens et à 4% des parents suédois. Une explication importante est que la loi interdisant les châtiments corporels sur les enfants a été adoptée en 1979 en Suède. La même loi a seulement été promulguée en France en 2019, c’est-à-dire presque 45 ans plus tard.


Un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) paru en 2013 rapportait également que 96% des enfants français avait déjà reçu une claque ou une tape avec la main, et que 30% avaient déjà été frappés avec un objet de type martinet. En Slovénie, de tels faits concernaient 48,7% pour les claques et 2,7% pour l’usage d’un objet servant au châtiment corporel.


Plus grave encore, s’il était possible, une analyse de dossiers judiciaires et médicaux conduite en 2010 par des chercheurs a montré que 71% des homicides d’enfants pour cause de maltraitance identifiés par les tribunaux n’étaient pas codés sur ce motif dans les statistiques de mortalité. Ce taux, lui aussi bien supérieur à celui des USA, conduisait les auteurs de l’étude à conclure que le nombre d’homicides d’enfants était sous-estimé dans les statistiques nationales françaises. Ils estimaient que 33% des décès accidentels et 25% des décès avec cause inconnue étaient en réalité des morts suspectes ou violentes.


Toutes les études dont je fais mention ici sont référencées dans notre étude.


Enfin, pour compléter ce tableau alarmant, les chiffres fournis par le site internet de l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) estimaient en 2016 à 295 357 le nombre de mineurs pris en charge en protection de l’enfance sur la France entière, soit un taux de 20,1‰ des moins de 18 ans. Ce chiffre résulte d’une augmentation constante, puisqu’il était de 280 933 mineurs (18,6‰) en 2007. Cela ne prêche pas en faveur d’une amélioration des pratiques parentales mais au contraire d’une aggravation.



« Une petite gifle n’a jamais fait de mal à personne »

Pourquoi pas ? L’idée est souvent émise par les gens pour justifier leur propre enfance . Il y a beaucoup de patients adultes qui banalisent les châtiments corporels reçus dans l’enfance. Parfois, ils les excusent en disant qu’ils étaient, après tout, des enfants difficiles. D’autres nous rapportent qu’ils n’ont pas été maltraités pendant l’enfance, tout en normalisant les insultes ou des critiques cruelles quant à une mauvaise note rapportée de l’école, le départ du foyer d’un père ou d’une mère qui n’a ensuite pas exercé son devoir parental, les nouveaux conjoints de parents ne voulant à l’évidence pas de leur présence, etc. Des phrases du type : « Mes parents étaient durs, mais cela a fait de moi quelqu’un de travailleur et indépendant » ne sont pas rares. Une fois adultes, les enfants qui n’ont pas été battus considèrent souvent qu’ils n’ont pas été maltraités ; ils minimisent ce qu’ils ont subi sur le plan verbal et/ou émotionnel en pensant que cela n’a pas eu de conséquences graves ultérieures.


Alors parlons-en un peu, de ces conséquences. Il ne sera pas possible de les énumérer toutes ici tellement elles sont en réalité graves et innombrables. Elles couvrent à peu près le champ complet des troubles psychiatriques répertoriés et vont bien au-delà du TSPT et du TSPT complexe. En d’autres termes, l’adversité précoce est un facteur de risque puissant concernant la plupart des maladies mentales répertoriées dans les classifications internationales. Et même en cas de trouble à forte composante neurodéveloppementale (par ex., la schizophrénie ou le TDA/H), l’adversité précoce se constitue au moins comme un facteur aggravant.


Face à l’immensité de la littérature scientifique sur le sujet, je m’en tiendrai aux études qui ont employé le même questionnaire que nous, c’est-à-dire l’échelle MACE. Nous montrons nous-même une association significative entre l’adversité précoce (sévérité, durée et multiplicité des abus) et l’anxiété, mais également avec la dissociation pathologique et non-pathologique (tendance à être absorbé dans ses pensées et son imaginaire). Fosse et al. (2020) associaient les expériences adverses précoces à la somatisation, aux symptômes obsessionnels compulsifs, à la sensibilité interpersonnelle, à la dépression, l’anxiété, l’hostilité, l’anxiété phobique, l’idéation paranoïde et le psychoticisme (trait de personnalité décrivant des personnes froides, hostiles, peu émotives et enclines à aider les autres). Teicher et Parriger (2015) associaient quant à eux l’adversité précoce à la dissociation, l’irritabilité limbique et l’idéation suicidaire.


En fait, la plupart de ces symptômes sont ceux qui conduisent les gens à s’auto-diagnostiquer avec des troubles ou des caractéristiques qui ne les concernent pas (par ex., l'hypersensibilité ou un trouble du spectre de l'autisme). Justement parce qu'ils minimisent leur histoire d'enfance. C’est d’autant plus probable que les formes de maltraitance les plus minimisées sont parfois celles qui ont les conséquences les plus graves. Encore en employant la MACE, Schalinski et al., (2016) ont ainsi montré avec un échantillon de patients psychiatriques hospitalisés que les symptômes du Trouble du Stress Post-Traumatique (TSPT) étaient mieux prédits par le score total de sévérité de la maltraitance, mais que les symptômes dissociatifs et dépressifs étaient mieux prédits par certains types d’adversité vécus à certaines périodes sensibles. Ainsi, la négligence émotionnelle à 4 et 5 ans et la négligence physique à 5 ans étaient associés à des niveaux de dissociation plus sévères à l’âge adulte. Conjointement, la négligence émotionnelle entre 8 et 9 aggravait les symptômes de la dépression. En conséquence, être un enfant battu ou abusé sexuellement est extrêmement grave. Mais être un enfant émotionnellement maltraité est aussi très grave, quoi que même les victimes l’oublient souvent.


En conclusion

L’adversité précoce est un drame humain dont certains ne se remettent jamais, et un véritable problème de santé publique. Les conséquences sont sérieuses puisqu’on estime que l’éradication de ce fléau conduirait à une réduction de 22,9% des troubles de l’humeur, 31% des troubles anxieux, 41,6% des troubles des comportements et 27,5% des troubles de l’usage de substances.


Une mauvaise évaluation de la maltraitance et de la négligence, ou une mauvaise prise en compte de ses conséquences peut conduire à des diagnostics erronés ou à des auto-identifications dommageables en termes de prise en charge thérapeutique.


Enfin, les pratiques éducatives parentales doivent être questionnées en France où notre étude montre des taux de prévalence alarmants, particulièrement pour ce qui concerne la maltraitance des filles. Il est temps de se souvenir que les enfants ont besoin d’affection, de chaleur et de présence attentive de la part de leurs parents et que cette relation d’attachement doit être constante, stable et sans intermittences. Ils n’ont besoin ni d’une "bonne leçon" ni d’être laissés toute l’après-midi devant leur assiette jusqu’à ce qu’ils la terminent. Ils n’avancent pas quand on leur dit qu’ils sont "nuls" ou qu’on se portait mieux avant de les avoir. Comme les adultes, leur consentement est requis quand on les touche (même pour une bise sur la joue). Et il y a des manières de les toucher qui sont strictement interdites, que ce soit la fessée ou de manière sexuelle. Ils ne réfléchiront pas mieux à leurs actes si on les enferme dans leur chambre. Et de voir les enfants de leur beau-père/belle-mère avoir droit à meilleur qu’eux les dévaste. Un enfant qui a peur des adultes n’est pas un enfant obéissant, c’est un enfant en mauvaise santé psychologique. Un enfant laissé seul devant un écran pendant des heures n’est pas un enfant qui aime s’occuper tout seul, c’est un enfant négligé. Il est urgent d'en prendre conscience.



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Référence principale

Boisselier, N., & Soubelet, A. (2023). Measuring early life adversity in adults : French translation and validation of the Maltreatment and Abuse Chronology of Exposure (MACE) scale. European Journal of Trauma & Dissociation. https://doi.org/10.1016/j.ejtd.2023.100336




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