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Ceux dont on a brisé l'enfance

Les termes « psychotraumatisme complexe » ou plus simplement « trauma complexe » ont été employés pour la première fois par Judith Herman en 1992, dans un livre qui a fait date (Trauma and Recovery), bien qu’il n’ait malheureusement jamais été traduit en français.


Le trauma complexe décrit des personnes dont l’enfance et/ou l’adolescence a été émaillée d’abus, de maltraitance et/ou de négligence, qu’il s’agisse d’abus émotionnels, physiques ou sexuels. A l’âge adulte, cette adversité peut entraîner un syndrome se superposant pour partie au Trouble du Stress Post-traumatique (TSPT) et pour une autre partie à un trouble dissociatif de la conscience tel que Pierre Janet en avait déjà décrit les symptômes en 1870. Ce trouble dissociatif se manifeste par :


• Une structure de personnalité dissociée : la personnalité est divisée en parties distinctes, voire même en identités distinctes. Ces parties peuvent être conscientes les unes des autres, ou avoir une conscience mutuelle partielle, ou ne pas avoir conscience les unes des autres.

• Des souvenirs traumatiques mal intégrés

• Des défenses psychologiques envahissantes : ces mécanismes ou stratégies de défenses peuvent notamment se manifester par des conduites d’évitement, de déni ou d’idéalisation. Elles peuvent également se faire jour sous la forme de sentiments de honte inappropriés et par des comportements addictifs à visée anxiolytique ou anesthésiante (alcool, drogues).

• Des troubles de l’attachement : les relations aux autres, particulièrement les relations amoureuses, sont désorganisées et insécurisées, signant de grandes difficultés de régulation des émotions.

Les personnes traumatisées ne sont pas nées dissociées

Même s’il n’est pas rare de rencontrer un tel tableau dans la pratique quotidienne des psychologues, il n’existe pas de diagnostic spécifique du TSPT Complexe dans l’édition actuelle du Manuel Statistique et Diagnostique des Troubles Mentaux (DSM-5 ; APA, 2013) qui répertorie l’ensemble des troubles mentaux. D’une édition à l’autre, les troubles dissociatifs de la personnalité décrits ci-dessus sont demeurés un trouble séparé, appelé justement Trouble Dissociatif de la Personnalité. Par rapport à l’édition précédente du DSM, notons cependant que le TSPT a été retiré de la catégorie des troubles anxieux. Dans l’actuelle 5ème édition, le TSPT est inclus dans la nouvelle catégorie des « troubles liés à un facteur de stress ».

Les Troubles Dissociatifs constituant toujours une catégorie à part, le DSM-5 précise tout de même en les introduisant qu’ils sont « souvent rencontrés dans les suites d’un traumatisme » (p. 379). Le Trouble dissociatif de l’Identité est lui « associé à des expériences éprouvantes, à des événements traumatisants et/ou à des abus pendant l’enfance » (p. 383). En d’autres termes, rien n’indique que les personnes concernées naissent dissociées. Elles le deviendraient sous l’influence d’une enfance malmenée et à cause d’environnements délétères et invalidants.


Concernant le TSPT lui-même, ses critères actuels dans le DSM-5 incluent :

a) L’exposition à la mort effective ou à une menace de mort, à une blessure grave ou à des violences sexuelles,

b) Des symptômes intrusifs, répétitifs, involontaires et envahissants comme : des flashbacks, des cauchemars ou des reviviscences déclenchés par tout indice pouvant rappeler l’événement traumatique,

c) Des conduites d’évitement, y compris des pensées en lien avec le trauma,

d) Des symptômes d’hypervigilance ou d’hyperréactivité émotionnelle associés à l’événement traumatique.

D’autres symptômes sont également listés : altération des cognitions et de l’humeur ; troubles de la mémoire, pensées négatives et irrationnelles de culpabilité envers soi ; émotions négatives persistantes ; repli social ; et incapacité à éprouver des émotions positives.


La dissociation associée au TSPT est également mieux reconnue dans la 5ème édition du DSM puisqu’il existe désormais un sous-type du TSPT « avec symptômes dissociatifs ». Ainsi, à côté de l’expression « classique » du TSPT avec hypervigilance, une entité diagnostique décrit les personnes qui développent des symptômes de dépersonnalisation (perception de soi comme irréelle, ou formant un tout déconnecté) et de déréalisation (perception du monde ou de l’environnement immédiat comme n’étant pas réel). Alors que dans le cas du TSPT avec hypervigilance, le système cérébral des émotions (le système limbique) serait suractivé, cette forme du TSPT avec symptômes dissociatifs sous-tend que ce même système cérébral des émotions serait sous-activé.


Ces avancées, quoi qu’elles soient importantes, ne règlent pas un problème de taille. Du fait que le Trouble Dissociatif de la Personnalité reste une entité séparée du TSPT dans le DSM-5, aucune indication ne fait spécifiquement référence à la structure dissociée de la personnalité, telle que décrite au début de cet article. Or, les épisodes de déréalisation et/ou de dépersonnalisation sont loin d’être les seules manifestations que connaissent les sujets dissociés suite à des maltraitances infantiles ; manifestations qui altèrent gravement leur fonctionnement et leur qualité de vie une fois devenus adultes.


La vie menacée, mais pas seulement

Ces considérations amènent à concevoir que le phénomène de traumatisation du TSPT s’étend bien au-delà des critères listés dans le DSM-5. Elles suggèrent que des évènements qui sont très impactants (bien que ne menaçant pas toujours directement la vie) peuvent se constituer en psychotrauma et causer des perturbations émotionnelles sévères à la fois chez les enfants et les adultes. Et cela ne concerne pas seulement la violence physique et les abus sexuels. La négligence, les violences verbales, ou le désengagement des parents pendant la petite enfance peuvent également être (parmi d’autres) des contributeurs puissants.


Francine Shapiro, à qui l’on doit d’avoir inventé la thérapie EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing), y a référé sous le vocable de traumas « small-t », dont la traduction la plus proche en français pourrait être « microtrauma ». Microtrauma ne veut pas dire que de tels traumas sont mineurs ou sans portée grave. Teicher et ses collègues ont par exemple montré en 2006 que les agressions verbales proférées par les parents contribuaient chez les adultes à plus de symptômes psychiatriques (dépression, dissociation, irritabilité, anxiété, colère et hostilité) que la violence physique intrafamiliale. Teicher (2000) a aussi trouvé que les effets combinés de l’agression verbale parentale et de la violence domestique contribuaient à mesurer chez les adultes au moins autant — voire plus — de symptômes psychiatriques que chez ceux ayant connu des abus sexuels dans la famille. Mol et collègues (2005) ont quant à eux montré que des évènements qui étaient perturbants mais qui n’entraient pas dans la catégorie de ceux décrits dans le DSM-5 pour poser un diagnostic de TSPT tendaient pourtant à causer plus de perturbations cliniques chez ceux qui en étaient victimes.

S’y ajoutent de nombreuses recherches indiquant que les effets néfastes des expériences de vie adverses dans l’enfance sont cumulatifs. Certains chercheurs comme Teicher parlent de traumas « par inoculation ». Cela veut dire que plus l’exposition à un stress incontrôlable et continu (violence domestique, divorce des parents, punitions, addictions / dépression / suicide / incarcération des parents) est importante, plus il existe de risque à l’âge adulte de rencontrer des difficultés physiques ou mentales. Ces difficultés incluent l’abus de substances, la dépression, les maladies cardiovasculaires, le diabète, le cancer, et la mort prématurée.


Pourquoi les traumas de l’enfance sont aussi lourds de conséquences

On peut raisonnablement se demander pourquoi (par exemple) de « simples » abus verbaux commis par les parents ont le pouvoir de traumatiser à ce point un individu et de provoquer un des troubles mentaux les plus graves, l’un de ceux qui affectent le plus son fonctionnement au quotidien. Une hypothèse émise renvoie à l’amnésie infantile, un phénomène naturel se produisant dans le cerveau en développement de tous les enfants. Ce processus recouvre l’oubli que nous connaissons tous des 6 à 8 premières années de notre vie. Or, y a-t-il vraiment oubli ? On peut en effet raisonnablement se demander si l’amnésie infantile concerne l’ensemble des éléments de chaque souvenir ou s’il demeure en place ses parties émotionnelles dans un but d’apprentissage et de survie. En ce cas, sans pouvoir rappeler le moindre bruit ou indice visuel d’une scène traumatique, les enfants abusés émotionnellement ou physiquement pourraient n’en garder que des émotions et des sensations sans pouvoir jamais les raccorder à un événement révolu.


Si l’on prend l’exemple de la peur, cela revient à considérer que tout événement la suscitant sera vécu par le sujet adulte avec la même intensité émotionnelle que lorsqu’il subissait enfant les colères incontrôlées de son père ou sa mère. De plus, le sujet ayant vécu cette peur pourra s’être dissocié de son expérience d’enfant, cherchant encore et encore à ne plus en faire l’expérience émotionnelle, quoi que cette expérience appartienne au passé et qu’il soit désormais en sécurité. En d’autres termes, une partie émotionnelle, dont il cherche à tout prix à se dissocier, vit toujours dans le présent du trauma et peut se retrouver aux commandes à tout moment. Quand le sujet adulte se retrouve face à un stimuli effrayant suscitant la peur, il se retrouve dans un « état d’esprit » qui est celui de l’enfant vulnérable et victime ; il n’est plus l’adulte capable de se défendre et de se mettre en sécurité. Cet « état d’esprit » spécifique correspond donc à une manière différente d’être au monde. Nous avons parlé de la peur, mais la même chose se passe avec d’autres émotions aussi envahissantes et handicapantes. Ainsi, quand « la honte » est aux commandes, la personne la ressent et se comporte exactement comme au moment où son père / sa mère était en train de l’humilier et de lui faire sentir qu’elle est insuffisante. Elle vit cette honte au présent, avec l’impuissance d’un enfant ; sa vision du monde est transformée.


Ce cas est différent de ce qui se passe quand un traumatisme unique a été vécu à l’âge adulte. Dans cette configuration, une seule odeur ou un seul bruit caractéristique peuvent rappeler un agresseur et un souvenir précis à une victime. Une odeur chez un enfant battu ou violé ne pourra déclencher que les émotions, les sensations et les cognitions associées à l’expérience infantile, mais sans capacité de faire référence verbalement à l’événement pour le décrire.


Bessel van der Kolk (2005), pense quant à lui que la sévérité du TSPT complexe serait due au fait que les personnes traumatisées dans l’enfance rapportent un nombre d’évènements traumatiques beaucoup plus important que les autres. Le chercheur rappelle également que les traumatismes vécus ont eu lieu à des périodes sensibles du développement, chez des enfants vivant au sein de familles dysfonctionnelles. Ces traumatismes peuvent avoir créé des perturbations développementales difficilement réversibles sans intervention thérapeutique, car elles sont le plus souvent hors du champ de la conscience. Ces perturbations — celles du TSPT complexe — concernent le plus souvent des troubles de l’attachement, des perturbations de l’apprentissage social, des défenses psychologiques pathologiques intégrées dans la structure de personnalité en cours de développement et, à différents degrés la séparation dissociative du Moi en différentes parties de personnalité.


Des psychothérapies plus complexes

La prise en soin psychothérapeutique des patients polytraumatisés de l'enfance requiert un plan de traitement individualisé qui inclut non seulement la prise en soin de leurs souvenirs traumatiques, mais aussi de leurs modalités pathologiques d’adaptation à leur environnement ; des modalités défensives et dissociatives qui ont pu être adaptées dans l’enfance au sein de familles dysfonctionnelles, mais qui n’ont plus lieu d’être dans le présent, bien qu’elles se perpétuent. Souvent, ces modalités d’adaptation sont tout sauf simples, et en tout cas très éloignées des classiques conséquences d’un événement traumatique unique survenu à l’âge adulte, engendrant un « souvenir stocké de manière dysfonctionnelle » en mémoire. Pour les patients polytraumatisés de l’enfance, il faut plutôt penser à des « éléments stockés de manière dysfonctionnelle » (ESD) qui, bien que provenant d'expériences de vie particulières, nécessitent un type de traitement différent de celui axé sur le souvenir d’événements bien délimités dans le temps. Les éléments dont il est question comprennent des défenses pathologiques, la séparation dissociative du Moi en différentes parties, des croyances limitantes sur soi et les autres, et des modes d’attachement désorganisés.


Conclusion

Les difficultés émotionnelles et comportementales que rencontrent actuellement les patients victimes de dissociation trouvent souvent leur origine dans des évènements survenus dans leur enfance, quoi que ces évènements n’aient pas toujours directement menacé leur vie au sens strict du terme. C’est vrai aussi bien pour les enfants qui ont subi directement abus et maltraitance, que pour ceux qui ont connu la négligence, c’est-à-dire pour les enfants qui ont manqué de soins, de guidance et d’affection, auxquels on ne s’est pas suffisamment intéressé. Il existe donc de plus en plus de preuves que les microtraumas et les traumas conduisent à des tableaux cliniques similaires, bien que les microtraumas soient bien plus difficiles à traiter et à résoudre en psychothérapie. Ils ne répondent pas aux procédures classiques qui doivent être aménagées, notamment en incluant une phase préalable de stabilisation, comme le préconisait déjà Pierre Janet en 1870. Cette phase de stabilisation peut durer de plusieurs semaines à plusieurs mois. Dès les débuts de la psychothérapie, elle inclut notamment de rendre au patient ce qui est finalement de l’ordre de la confiance en soi et du sentiment de compétence.



 

Référence :

Knipe, J. (2018). EMDR Toolbox: Theory and Treatment of Complex PTSD and Dissociation. Springer Publishing Company.

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