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Photo du rédacteurNathalie Boisselier

La théorie de la stupidité au travail

La théorie de la stupidité fonctionnelle d’ Alvesson & Spicer questionne le point de vue largement partagé selon lequel l’économie moderne repose sur la valorisation de l’intelligence.

En 2012, Mats Alvesson et André Spicer ont proposé une théorie très innovante de la stupidité au travail. Quatre ans plus tard en 2016, ils l’ont développée de manière plus extensive à travers un livre, qui n’a malheureusement pas été traduit en français, en introduisant ce qu’ils ont appelé « le paradoxe de la stupidité ». Leur théorie questionne le point de vue largement partagé selon lequel l’économie moderne repose sur la valorisation de l’intelligence. En contraste, ils soutiennent que ce qu’ils appellent « la stupidité fonctionnelle » est une part au moins aussi importante, bien que non reconnue, de la vie des entreprises.


Pour Alvesson et Spicer, la stupidité fonctionnelle renvoie à l’absence de réflexion, au refus d’utiliser les capacités intellectuelles sinon partiellement, et à une allergie à toute forme de justification. Elle serait prévalente dans le contexte économique actuel de persuasion dominé par l’image et la manipulation symbolique. Mais surtout, elle donnerait naissance à une forme de management stupide qui réprime ou marginalise le doute et bloque toute action fondée sur la communication. Cela finirait par façonner la mentalité des salariés en privilégiant un discours cohérent et positif au détriment de vues plus négatives ou ambiguës. Bien sûr, il y a un côté positif puisque cela procure un certain degré de certitude rassurante à la fois pour les collaborateurs et l’entreprise. Mais il existe aussi des conséquences corrosives en créant une dissonance entre l’entreprise et ses salariés.


L’intelligence au travail

On a beaucoup écrit ces dernières années sur la compétence, la sagesse, le talent, les aptitudes, la communication et le niveau d’expertise dans le milieu professionnel. Tous ces termes ont laissé émerger une conception commune de ce qu’est « l’intelligence » au travail. Même si le mot n’est pas toujours employé tel quel, il capture l’idée que le challenge principal des entreprises modernes réside dans leur capacité à mobiliser intelligemment les compétences cognitives de leurs collaborateurs. L’enjeu serait celui du changement et de la mondialisation dans lequel une entreprise doit favoriser la haute compétence — et donc l’intelligence — si elle veut rester compétitive. La légende voudrait même que ce soit une contrainte si l’entreprise veut rester innovante et sur le devant de la scène économique ; les compétences cognitives et sociales seraient constitutives de la productivité et la compétition serait à ce point sauvage que les entreprises n’auraient pas d’autre choix que celui d’augmenter l’intelligence dans leurs rangs. De sages paroles de gourous du management sont parfois rapportées pour galvaniser les foules laborieuses : le meilleur moyen pour les entreprises de rester dans la course et défier la concurrence serait « d’embaucher des gens intelligents et de les laisser se parler entre eux ».


A force de ce discours, tout le monde a fini par croire que les fondations de l’économie industrielle ne reposent plus désormais sur les ressources naturelles mais sur les ressources intellectuelles. Pour certains spécialistes, un « nouveau paradigme » de management aurait même émergé, capitalisant sur l’idée que les connaissances tacites réunies de tous les collaborateurs d'une entreprise seraient son facteur de réussite le plus important parce qu’il favoriserait la créativité. Sous-jacent à ces principes : la mobilisation intelligente des compétences cognitives est centrale au fonctionnement et au développement des entreprises qui réussissent.


Oui, mais voilà. La définition que les entreprises (et les économistes) donnent de la compétence est souvent vague et n’a de valeur que purement rhétorique. Elle entretient un portrait populaire plutôt grandiose de l’entreprise et de ses employés, portrait fondé sur l’intelligence et l’expertise par le savoir. Cette image, qui est rarement remise en question, peut être séduisante. Mais elle manque de capturer à quel point un fonctionnement organisationnel efficace nécessite aussi des qualités qui cadrent difficilement avec l’idée d’intelligence.


La théorie de la stupidité fonctionnelle

Beaucoup de chercheurs dans le domaine de la psychologie des organisations se sont penchés sur le manque de rationalisme des entreprises, en limitant sérieusement le principe de mobilisation intelligente des compétences cognitives. Certains ont dénoncé des formes insidieuses de ce manque de logique. Elles seraient produites à un niveau inconscient par la pensée de groupe et l’adhésion rigide à des vœux pieux ou à des illusions correspondant au discours officiel entretenu par l’entreprise ou l’institution.


C’est là qu’entre en action la théorie de la stupidité fonctionnelle de Mats Alvesson et André Spicer, telle qu’ils la définissaient en 2012 :

« Encouragée par l’entreprise, la stupidité fonctionnelle se caractérise par le manque de réflexion et de raisonnement substantiel, et se nourrit d’un refus de justification. Elle implique le refus d’utiliser les ressources intellectuelles en dehors d'un terrain étroit et “sûr“. Elle peut offrir un sentiment de certitude qui permet aux organisations de fonctionner sans heurts. Cela peut sauver l'organisation et ses membres de frictions provoquées par le doute et la réflexion. La stupidité fonctionnelle contribue au maintien et au renforcement de l'ordre organisationnel. Elle peut aussi motiver les gens, les aider à cultiver leur carrière et les soumettre à des formes de gestion et de leadership socialement acceptables. »

Comme rien n’est jamais noir ou blanc, la stupidité fonctionnelle présente à la fois des avantages et des inconvénients ; c’est une part du paradoxe. D’un côté, elle peut permettre de progresser dans la hiérarchie en s’y conformant, ce qui la renforce. Mais de l’autre, elle peut aussi piéger les salariés et les entreprises dans des raisonnements circulaires problématiques et bloquer le développement en se refusant à toute forme d’originalité ou d’anticonformisme. Cela peut créer les conditions d’une dissonance chez les individus mais aussi au sein même de l’entreprise. La bonne nouvelle est qu’une prise de conscience peut précipiter la réflexion individuelle et collective d’une manière qui peut y mettre un terme.

Mais ne nous voilons pas la face ; ce genre de prise de conscience est rare. Et quand elle ne concerne qu’un individu sans entraîner l’entreprise, le burn-out n’est pas loin…


Quoi qu’il en soit, en proposant le concept de stupidité fonctionnelle (au sens où la stupidité a une fonction), Alvesson et Spicer font trois contributions importantes. D’abord, ils remettent en cause le point de vue largement répandu que les entreprises modernes s’appuient principalement sur la mobilisation des capacités intellectuelles de leurs collaborateurs. En fait, la théorie de la stupidité fonctionnelle prévoit même que le déni de l’intelligence peut faciliter le fonctionnement de l’organisation. Ensuite, ils enrichissent le constat qui a pu être fait quant au manque de rationalisme dans l’entreprise. Leur concept permet effectivement de rendre compte que capitaliser sur l’intelligence serait limité par les relations de pouvoir et de domination plutôt que par le manque de temps et de ressources. Enfin, le fait qu’ils proposent un cadre théorique permettant l’exploration par la recherche scientifique pourrait aider à éclairer les témoignages que font beaucoup de salariés quant à leurs difficultés ou même leur souffrance au travail. Leurs récits (trop souvent rendus inaudibles par l’approche moralisatrice dominante qui se nourrit de mots positifs comme leadership, identité, culture, expertise, innovation ou réseau) pourraient être réinscrits dans un cadre plus formalisé et ne plus être seulement considérés comme de seuls retours d’expériences malheureuses mais isolées.


Trop intelligent pour son propre bien

En entreprise, tout commence et tout finit par des procédures dont on ne sait plus trop qui les a produites. Ces procédures sous-entendent que les personnes prendront au mieux des décisions raisonnables ou acceptables, mais uniquement dans les limites de temps et de ressources disponibles. Les gens remplissent leurs tâches en se basant sur des scripts cognitifs préexistants qui spécifient « une séquence déterminée d’occurrences dans une situation donnée ». Ils disposent ainsi de procédures formelles et informelles qui guident leurs réponses en fonction des situations et des exigences du moment. Une fois intégrées, ces procédures permettent surtout d’agir sans trop réfléchir, ce qui est supposé favoriser l’efficience cognitive. Mais en réalité, ces scripts appris peuvent aveugler ceux qui les mettent en pratique et les empêcher de voir des problèmes qui les dépassent.


De manière assez similaire, Argyris a pointé en 1996 la prévalence de ce qu’il a appelé « l’incompétence qualifiée » dans les grandes entreprises. Argyris prétend que beaucoup de managers et de professionnels sont qualifiés parce qu’ils savent quoi faire face à toutes les situations, et le font souvent dans l’instant. Cependant, ils peuvent devenir incompétents dans la mesure où cette compétence mènerait à des résultats négatifs en évitant les questions difficiles et la quête de nouvelles solutions. L'incompétence qualifiée est souvent renforcée par les routines défensives qui existent souvent au sein d'une entreprise. Ce sont des routines qui rendent certaines questions non discutables et aident le management à éviter les surprises, l'embarras et la menace. Cependant, l’existence de ces routines empêche aussi le management de se tenir au courant des questions ou des problèmes difficiles quand ils émergent.


Il en résulte que l’entreprise se retrouve piégée dans des schémas de fonctionnement où les compétences requises par le poste de chaque collaborateur s'accompagnent d'une habitude prise d’éviter de se poser des questions difficiles mais pourtant pressantes.


A côté de cela, Cohen et ses collègues (1972) ont pointé les bénéfices de l’ambiguïté et de l’imprédictabilité dans les entreprises. Ces chercheurs mettent en évidence le fait que prendre des décisions implique souvent une manière aléatoire de se représenter les problèmes, les solutions et les opportunités. Partant de là, March (1996) soutient qu'il faut faire preuve d’une certaine dose de “folie“ dans des environnements de travail complexes où les objectifs peuvent changer et parfois même être ambigus. Ce qu’il nomme “folie“ est une sorte de raisonnement exploratoire par lequel une personne agit avant de penser (ou n’a pas eu conscience de penser). La “folie“ permet d'expérimenter par l'action sans se soucier d’abord des conséquences. Elle favorise l’innovation, c’est-à-dire tout ce qui n’a pas encore fait la preuve de son succès. Pour March, c’est le haut niveau d’incertitude quant à la manière dont ce sera pris par la hiérarchie qui empêcherait les gens de mobiliser pleinement leurs ressources cognitives pour agir rationnellement.


Oui, mais voilà où le bât blesse. L’innovation s’appuie sur la créativité et la créativité entretient des liens forts avec l’intelligence. Or, selon Cécile Bost (2016, p.54) : « Etre “trop“ créatif signifie exprimer des idées incompréhensibles pour la majorité ». Cela entraîne pour conséquence qu’à moins de s’être fait reconnaître pour son charisme, un créatif n’est jamais envisagé comme un leader potentiel en entreprise (Mueller, Goncalo & Kamdar, 2011). En réalité, plus il émet d’idées originales devant ses collègues, moins il lui sera reconnu les attributs du pouvoir. Au temps pour la valorisation intelligente des capacités cognitives…


Les trois armes de la stupidité fonctionnelle

C’est à ce point qu’entre en action la théorie de la stupidité fonctionnelle et ses trois armes à longue portée qui correspondent à un manque de volonté ou à l’incapacité de mobiliser trois compétences cognitives : la réflexivité, la justification et le raisonnement approfondi.


Le manque de réflexion implique un manque de volonté ou de capacité à questionner les savoirs et les normes de l’entreprise. Il survient quand les membres d’une entreprise ou de toute organisation ne remettent pas en question les croyances dominantes dans leur travail ou ne savent pas analyser un décalage entre leurs attentes de résultats et le résultat obtenu. Les règles organisationnelles, les routines et les normes sont pensées comme données d’avance, naturelles et justifiées. Par conséquent, ils ne voient pas l’intérêt d’y penser en termes négatifs. Une telle absence de doute implique la mise au ban de tout collègue qui raisonnerait, analyserait ou critiquerait l’entreprise. Encore une fois, nous sommes à l’opposé de la manière dont chacun conçoit l’intelligence.


Le second aspect de la stupidité fonctionnelle est l’absence de justification. Elle pousse les gens à ne pas demander qu’on leur fournisse de raisons ou de justifications à ce que fait leur employeur ou à ce qu’on leur demande de faire dans le cadre de leur travail. Ils préfèrent considérer tout ce qu’on leur dit en termes de sincérité, de légitimité et de vérité. En revanche, ils sont enclins à demander une explication lorsqu’ils sont confrontés à quelqu’un qui demande des justifications, renforçant à leur tour les règles, normes et procédures. En ne demandant pas de justification, les gens perdent l’habitude d’engager le dialogue ou de demander le rationnel à l’origine des tâches ou des règles. Ils agissent sans avoir besoin de raison et sans raisonnement. C’est ce qui permet à l’entreprise de faire adopter de nouvelles pratiques sans raison solide au-delà du fait que « c’est ce qu’il faut faire » ou que « d’autres entreprises le font déjà ». S'abstenir de demander une justification au-delà d’un édit de la direction, de la tradition ou de la mode, est un aspect clé de la stupidité fonctionnelle.


Le troisième aspect de la stupidité fonctionnelle est le manque de raisonnement substantiel. Il se manifeste quand toutes les ressources cognitives sont concentrées sur un nombre restreint de problématiques qui sont définies par une logique organisationnelle, professionnelle ou de travail. Ce manque de raisonnement approfondi sous-tend de s’appliquer aveuglément à poursuivre efficacement les buts fixés par l’organisation, tout en ignorant des questions de fond plus larges ou en s’abstenant de chercher de nouvelles directions et de nouveaux buts. C’est une forme de stupidité parce que cela peut mettre à l’arrêt toute analyse ou prise en considération des possibles marges de progression. A la place, l’absence de raisonnement enferme le questionnement dans un cadre étriqué et sans perspectives.


Les autres aspects de la stupidité fonctionnelle

La stupidité fonctionnelle n’a pas que des aspects cognitifs qui concerneraient une poignée de HPI « trop intelligents pour être heureux » et imaginés uniquement en col blanc au plus haut niveau de l’entreprise. La stupidité fonctionnelle concerne chacun. Elle doit être combattue parce qu’elle entraîne aussi la stupidité du système en croisant des liens avec la motivation et les émotions.

L’aspect motivationnel implique la perte de volonté chez les gens d’utiliser leurs capacités cognitives, quelles qu’elles soient. L’absence de curiosité, la fermeture d’esprit, l’absence d’une identité professionnelle construite ou d’un sentiment d’appartenance à l’entreprise peuvent constituer un obstacle de taille à la capacité de raisonner de manière plus large. Parfois, les gens n’en n’ont même plus envie parce qu’ils sont désabusés et savent d'avance qu’ils n’ont aucune prise sur le système.


En termes d’émotions, l’anxiété au travail et un sentiment d’insécurité personnelle peuvent renforcer la stupidité fonctionnelle. Il faut bien réaliser à quel point les émotions sont étroitement liées à la manière dont nous nous représentons le monde et à quel point ces représentations influencent le raisonnement. En ce sens, il existe une interaction permanente entre manque de capacité et manque de volonté : plus il y a de capacité, moins il est besoin de faire appel à la volonté. En contraste, une grande volonté peut conduire à faire des efforts pour compenser la capacité, ce qui pourrait résulter en des efforts pour transcender ou même faire reculer la stupidité la stupidité fonctionnelle. Ceci, bien sûr, n’est pas juste une question de capacité individuelle et de motivation. Le contexte y est central ; contexte de l’entreprise comme contexte fourni par la société. Ce contexte peut cultiver ou décourager la réflexion, le raisonnement critique et le dialogue. A ce point, il ne faut finalement pas oublier à quel point les jeux de pouvoir sont importants, incluant le pouvoir disciplinaire qui affecte et façonne la manière dont les personnes se comportent dans leur travail en fonction des normes.


Les gens ont besoin de savoir ce qu’ils font et pourquoi ils le font. Leur vie professionnelle est aussi étroitement liée à leur vie personnelle : demandez aux personnes harcelées au travail si elles parviennent à laisser leurs difficultés à la porte de leur appartement quand elles rentrent le soir à la maison. En prendre conscience est déjà une clé pour combattre la stupidité fonctionnelle et revenir sur notre définition même de ce qu’est une entreprise et pourquoi elle existe : assurer notre subsistance et participer à notre épanouissement personnel. La question est de taille puisqu’elle réclame de savoir quand l’humain est entré au service de sa propre création (l’entreprise) et quand cette création a cessé d’être à son service.


 

De larges parties de cet articles sont une traduction libre de l’article :

Alvesson, M., & Spicer, A. (2012). A stupidity‐based theory of organizations. Journal of management studies, 49(7), 1194-1220.

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