top of page

Le désespoir créatif

Ce qui est vraiment épuisant et difficile est de sacrifier ce qui compte pour soi pour ne pas penser et ressentir ce qui fait souffrir. Un premier pas pour changer les choses : le désespoir créatif.

Bien que les tentatives pour contrôler et éviter les émotions, les pensées et les images mentales qui nous font souffrir soient vaines, cela n’empêche pas que nous soyons nombreux à persister dans ce processus et à nous laisser piéger dans une lutte sans fin. Ceux qui sont assaillis de pensées obsessionnelles tentent de les conjurer au moyen de compulsions ; ceux qui souffrent de dépression font tous les efforts possibles pour faire taire leurs pensées incessantes à propos du passé et de ses erreurs ; les victimes de traumatisme s’organisent pour repousser les souvenirs de l’événement douloureux qui font intrusion, notamment en mettant tout en œuvre pour éviter tout lieu ou quoi que ce soit pouvant rappeler le trauma et susceptible de les déclencher ; les personnes souffrant d’attaques de panique font tout ce qu’ils peuvent pour éviter d’en vivre une nouvelle…


Nous luttons parce que c’est ce que nous avons toujours appris à faire et parce que notre cerveau est programmé pour cela. Lorsque nous rencontrons une difficulté, nous réfléchissons, agissons en conséquence et le problème se règle. Bien sûr, cette stratégie fonctionne la plupart du temps. Elle fonctionne d’ailleurs si bien et si souvent que nous ne remettons jamais en doute notre conviction qu’il s’agit de la bonne méthode. Mais quand elle s’avère inefficace, nous sommes démunis. Les mêmes difficultés se maintiennent ou refont leur apparition à moins d’entretenir le contrôle en permanence.


Prendre conscience des stratégies de lutte mais surtout du fait qu’elles n’apportent aucun réel soulagement sur le long terme est une étape que les psychologues pratiquant l’ACT[1] appellent « le désespoir créatif ». Le désespoir créatif est la première étape sur la voie du changement, celle aboutissant au renouveau de l’espoir puis à l’acceptation.


Au cours de la thérapie, la plupart du temps à son début, un premier travail consiste à guider la personne qui souffre afin qu’elle parvienne à repérer ses tentatives pour éviter ses évènements psychologiques (pensées et émotions). Cela ne se fait pas seulement en recherchant des causes dans le passé et en entretenant sa toute-puissance sur le présent. Encore faut-il comprendre ensemble quelle est la fonction de ces évitements dans l’ici et maintenant, c’est-à-dire quelles sont les conséquences attendues à chacun de nos actes. Et contrairement à la simplicité du principe, ce n’est pas une tâche facile. En effet, même si les conséquences de nos actions présentes sont souvent prévisibles en tenant compte des résultats obtenus par le passé, elles sont souvent diluées au milieu de bénéfices à court terme plus apparents.


Illustrons-le simplement : une personne très soucieuse du regard des autres et n’ayant pas confiance en elle aura tendance à décliner une invitation à une soirée où elle sait qu’elle rencontrera des amis, mais également des inconnus. A court terme, c’est-à-dire au moment de refuser, cette personne ressentira un soulagement à son anxiété de se retrouver en public. Mais au cours de la soirée, elle repensera à son refus et au fait qu’elle se retrouve seule à la maison alors que ce n'était finalement pas ce qu'elle voulait vraiment. Elle verra peut-être même des photos de ses amis sur les réseaux sociaux et des émotions de tristesse, voire même de colère envers elle-même vont apparaître. Des pensées vont faire intrusion et s’installer pour les accompagner, et la personne perdra son bénéfice à court terme. En sacrifiant une valeur importante pour elle (l’amitié), cette personne ne saura jamais non plus si elle n’est pas finalement plus compétente qu’elle pense et si elle ne se serait pas amusée durant la soirée, même s’il y aurait certainement eu aussi des moments d’inconfort. Parfois, les évitements sont si subtils et automatiques (se promettre une bonne soirée devant sa série préférée pour éviter l’invitation) que les personnes ont bien du mal à les identifier. En fait, ils font disparaître pensées et émotions avant même de se donner la chance de les observer et de s’en distancier.


Quand je rencontre mes patients pour la première fois en consultation, c’est qu’en général ils sont épuisés par la lutte ; ils parviennent de moins en moins à contrôler leurs pensées et leurs émotions. Leurs capacités de résilience sont débordées et ils rapportent souvent des conséquences dans leur vie familiale, amicale ou professionnelle ; conséquences auxquelles ils ne parviennent plus à faire face. Ces difficultés ajoutent à leurs tourments. Néanmoins, ce n’est pas leur stratégie de lutte qu’ils remettent en question. En réalité — et leur courage est remarquable —, ils consultent pour trouver une aide afin de lutter davantage. Une autre voie, plus prolifique, est possible et le découvrir est un travail à faire ensemble. Il consiste à initier et accompagner dans un cheminement visant à prendre conscience de l’inutilité de la lutte, à questionner la conviction que c’est la meilleure chose à faire et à servir de guide pour réussir à formuler autrement le problème. Ce n’est certainement pas encourager à la résignation, bien au contraire ; mais susciter le renouveau de l’espoir en faisant confiance non seulement aux capacités créatives mais aussi aux ressources de mes patients, à leurs forces. Et elles sont immenses car même en souffrance, ils sont encore debout et dignes dans le combat qu’ils mènent. Du désespoir créatif naît une possibilité de changement. Il faut pour cela réassigner l’énergie employée à lutter vers ce qui compte réellement pour soi, vers ce qui donne son sens à l’existence.

[1] La thérapie d’acceptation et d’engagement.

391 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page