La plupart des gens partagent la fâcheuse tendance à prêter aux autres une vie sociale plus riche et plus active que la leur. Cette manie qui gâche l’existence relève pourtant d’une illusion.
Se comparer aux autres fait partie de la nature humaine. C’est même le seul moyen que nous avons trouvé pour progresser ou pour situer nos aptitudes et connaissances par rapport aux autres. Mais lorsque cela conduit à croire que ses voisins, ses amis ou ses collègues ont une vie sociale plus intéressante que la nôtre, les doutes et les souffrances ne sont pas loin. Parce que oui, ces convictions sont bien des illusions, des erreurs de logique produites par notre esprit trompeur. Antonia Hamilton l’a montré de manière assez convaincante. Elle a donné des colis à porter à un groupe de participants et leur a demandé d’estimer le poids du leur et de celui des autres. La majorité des sujets estimait que leur colis était plus lourd que celui des autres.
Cette manie de croire que l’herbe est plus verte ailleurs est d’autant plus étonnante que les humains sont pourtant généralement assez complaisants avec eux-mêmes. Ils s’entretiennent régulièrement dans l’idée qu’ils ont plus de chances que les autres de trouver un emploi, de gagner au loto, de ne pas avoir un accident de la route ou une maladie grave. Les psychologues parlent d’"optimisme comparatif" pour décrire ce biais. Il s’arrête cependant dès lors que la comparaison concerne la vie sociale où toutes les estimations sont faussées.
Monsieur Top et Monsieur Bof
On pourrait en sourire si l’estime de soi n’était pas atteinte dans ces processus. Dans les années 1970, Morse et Gergen, tous deux psychologues, ont imaginé un dispositif expérimental qui l’illustre bien. Pour les besoins de leur expérience, des étudiants qui avaient répondu à une (fausse) annonce pour un travail temporaire, devaient remplir un questionnaire portant en réalité sur l’estime de soi. Pendant qu’ils remplissaient le questionnaire, arrivait un complice des chercheurs venant aussi se présenter pour l’emploi. Soit ce candidat-surprise était en costume, très soigné et propre sur lui (Monsieur Top), soit ce candidat était mal fagoté, d’allure négligée et avait des attitudes désinvoltes (Monsieur Bof). Lorsque les candidats se retrouvaient en compagnie de Monsieur Top, leur score d’estime de soi baissait vertigineusement. Bien entendu, il augmentait s’ils avaient été mis en présence de Monsieur Bof. En d’autres termes, leur jugement sur eux-mêmes changeait. Cela montre que certains aspects de l’estime de soi sont variables et dépendent des circonstances du moment. Mais cela montre aussi que les calculs de probabilités qu’effectue en permanence notre cerveau ne sont pas toujours très précis, contrairement à ce que nous aimerions croire. Ils font le plus souvent de nous des êtres irrationnels.
L'heuristique de disponibilité
Les psychologues l’expliquent avec ce qui a été appelé « l’heuristique[1] de disponibilité ». Ce processus pousse les humains à se baser sur les premiers exemples qui leur viennent à l’esprit et à les surestimer pour calculer la probabilité qu’une situation se produise ou pour prendre une décision. C’est exactement ce qui se passe lorsqu’ils développent la conviction que les autres ont la vie plus facile qu’eux, qu’ils s’en sortent mieux, ont des enfants plus sages, ont plus d’amis ou parviennent à partir plus souvent en week-end malgré leurs moyens présumés comparables. Ils se centrent sur ce qui les intéresse en priorité, en y voyant ce qu’ils ont finalement envie de voir. A cette évaluation s’ajoutent la personnalité et le tempérament. Une personne ayant tendance à être pessimiste grossira le trait et culpabilisera d’autant plus qu’elle prélèvera sélectivement des exemples contraires dans sa propre vie (en omettant ce qui s’y passe de bien).
Le piège de la popularité
Un autre problème avec l’heuristique de disponibilité, c’est que les gens prennent pour point de comparaison les premières personnes qui leur viennent à l’esprit et qui ne sont pas forcément représentatives. Pour ce qui concerne la vie sociale, ils cherchent à se comparer aux personnes les plus populaires et les plus visibles. Mais ce n’est pas vrai pour tout ce qu’ils cherchent à comparer. Selon l’étude de Sebastian Deri et ses collègues publiée en 2017, les gens se concentrent plus sur eux-mêmes lorsqu’ils cherchent à évaluer leurs capacités comme l’intelligence. Dans ce cas, ils prennent pour point de comparaison des personnes perçues comme similaires à eux, ou alors dont les compétences sont supposées légèrement supérieures aux leurs. De la sorte, s’il leur apparaît évident que leurs capacités intellectuelles et sportives ne peuvent pas être comparées à celles d’Einstein ou de Carl Lewis, ils ont en revanche la fâcheuse tendance à tenir le compte des amis de leurs amis et de leurs succès sociaux.
Toutefois, lorsque les gens pensent à leurs relations les plus en vue pour leur prêter une vie sociale idéale, ils prennent rarement le temps de les imaginer dans leurs activités ordinaires, celles de la vie de tous les jours. Ils n’envisagent ni leurs doutes, ni leurs difficultés financières, ni leurs conflits de couple ou familiaux, ni les efforts consentis pour atteindre et conserver leur statut social. Pour en revenir à une vision plus juste, il faudrait faire l’essai d’imaginer leur emploi du temps heure par heure. La plupart du temps, l’expérience montre que les sentiments d’envie et d’infériorité qui viennent spontanément s’estompent.
Tu n’envieras point ton prochain
Oui, ce n’est pas très flatteur, mais l’envie teinte les jugements négatifs portés sur les autres. L’envie est le seul des 7 péchés capitaux qui ne nous fait éprouver aucun plaisir, ce qui devrait au moins faire réfléchir. Lorsque l’impulsivité s’y ajoute, elle peut conduire à la jalousie et même à nuire aux autres. Pour Sebastian Deri, ce travers ne touche pas nécessairement les personnes les plus solitaires comme on pourrait le croire, mais plutôt celles qui se perçoivent comme « peu sociales ». Seule une dose raisonnable et bienveillante d’envie est profitable ; c’est celle qui nous pousse à vouloir travailler et progresser pour obtenir ce que l’on suppose à l’autre. Sans quoi, c’est un motif de souffrance supplémentaire.
Le grand piège des réseaux sociaux
Les réseaux sociaux ne font qu’exacerber ces travers un peu sombres. Il est assez difficile de passer outre les publications de vacances de ses « amis » comme on passe en trombe devant la machine à café où une collègue est en train de raconter ses vacances de rêve aux Antilles. De plus, ce n’est pas une collègue mais des milliers que chaque personne est amenée à côtoyer sur les réseaux sociaux.
Des chercheurs pensent que les réseaux sociaux pourraient faire émerger un sentiment d’inadaptation sociale et la crainte de passer à côté de tout ce qui nous est présenté comme désirable sur internet. Vient tout de suite après le sentiment que les autres sauraient mieux en profiter, ce qui serait évident à travers leurs photos et leurs commentaires enthousiastes. Cette sensation de passer à côté de la vraie vie serait en train de se constituer comme un véritable trouble, revers supplémentaire de la société de consommation moderne. D’ailleurs, l’étude de Deri montre que si l’on réduit l’exposition des personnes aux réseaux sociaux, leur sentiment d’inadaptation sociale diminue. Faute de cela, ce sentiment s’auto-alimenterait, au sens où les personnes les plus susceptibles d’être heurtées par des images de leurs connaissances en train de se distraire sans elles seraient aussi les personnes les plus susceptibles de passer du temps sur les réseaux sociaux. Voir des vies imaginées comme meilleures et plus riches socialement entretiendrait leur pessimisme.
Mais qui sont ces personnes si populaires sur les réseaux sociaux ?
A force de battre leur coulpe en se voyant comme moins pourvues d’amis et d’expériences sociales, les gens oublient parfois de se demander ce qui motive les statuts de leurs connaissances publiés (par exemple) sur Facebook. En 2015, Tara Marshall et ses collègues se sont demandé ce qui poussait certaines personnes à publier régulièrement des anecdotes flatteuses sur eux-mêmes, à proclamer leur amour par clavier interposé ou encore à militer via le célèbre réseau social. Les chercheures ont observé 555 utilisateurs de Facebook pour montrer que les personnes les plus extraverties étaient celles qui publiaient le plus à propos de leurs activités sociales et leur vie quotidienne, motivées par le besoin de communiquer et de se connecter aux autres. Les personnes ayant les scores les plus élevées sur le trait de personnalité « ouverture à l’expérience » étaient les plus susceptibles de publier des statuts intellectuels, en lien avec une utilisation de Facebook visant à partager des informations. Les participants ayant une faible estime de soi étaient plus susceptibles de partager des statuts à propos de leurs relations amoureuses, tandis que ceux ayant un trait de personnalité « conscienciosité » marqué publiaient plus volontiers à propos de leurs enfants. Enfin, selon Tara Marshall, l’usage narcissique de Facebook pour rechercher à la fois de l’attention et l'approbation des autres expliquait pour plus grande part la probabilité de publier à propos de ses propres réussites, ou alors sur ses accomplissements quotidiens en matière de sport et de régime alimentaire. De plus, la tendance des narcissiques à faire des mises à jour à propos de leurs accomplissements expliquait le plus grand nombre de « like » et de commentaires que les personnes disaient recevoir à propos de leurs posts.
Diviser pour mieux régner
Comme on peut le constater, loin de les rapprocher comme ils en affichent l’ambition, les réseaux sociaux divisent les gens. Ce qu’ils en mettent en lumière ne flatte ni ceux qui s’y mettent en scène, ni ceux qui assistent au spectacle, parfois envieux ou jaloux. Trop d’informations sur trop d’individus mettrait à mal la tendance naturelle et bien humaine de se comparer. Sebastian Deri parlait en 2017 du « paradoxe de l’amitié » pour évoquer ces amis très populaires que nous avons tous sur les réseaux sociaux. Leur constater un réseau plus étendu et plus de « followers » ou de « like » ne peut que nous pousser à nous sentir plus solitaires, plus handicapés socialement. Peu importe finalement que ces personnes aient une réalité très éloignée de leurs posts et de leurs twits. Tout le monde ou presque se fait prendre au piège.
La tolérance à la frustration
Il y a quand même quelques moyens de s’éloigner de ce miroir aux alouettes. La première est d’apprendre à valoriser ce que l'on a, en comprenant que nos amis populaires nous montrent uniquement d’eux un pan de leur réalité. En outre, même si la comparaison sociale peut paraître à notre désavantage dans certains domaines, il ne faut pas oublier que ce n’est pas le cas dans tous les domaines. Chaque personne possède des aptitudes et des compétences, des domaines où elle excelle et dont elle peut être fière. Enfin, l’amitié ne se compte pas en nombre de relations mais selon la profondeur de ces relations. Etre aimé sincèrement de plusieurs centaines de personnes est impossible, c’est un mirage. Enfin, qui dit qu’être heureux dépend de la destination ou des vêtements que l’on porte ? Faites l'essai de dresser la liste des 5 moments de votre vie où vous estimez avoir été le plus heureux. Vous constaterez qu'il s'agit de moments simples qui tenaient plus à des valeurs comme l'amour ou l'amitié qu'aux nombres d'étoiles sur un fronton d'hôtel où à la marque de vos vêtements.
[1] Une heuristique est une conclusion générale découverte à partir d’observations. Par exemple, c’est en observant que votre colocataire est de mauvaise humeur tous les matins avant de boire son café que vous en déduisez qu’il ne faut pas lui adresser la parole avant sa première tasse.
Sources
Cicerone, P.E. (2019). L’herbe du voisin. Cerveau & Psycho (108), pp. 75-79.
Deri, S., Davidai, S., & Gilovich, T. (2017). Home alone: Why people believe others’ social lives are richer than their own. Journal of personality and social psychology, 113(6), 858.
Marshall, T. C., Lefringhausen, K., & Ferenczi, N. (2015). The Big Five, self-esteem, and narcissism as predictors of the topics people write about in Facebook status updates. Personality and Individual Differences, 85, 35-40.
Morse, S., & Gergen, K. J. (1970). Social comparison, self-consistency, and the concept of self. Journal of personality and social psychology, 16(1), 148.
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