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Rat des villes et rat des champs : le lien avec l'intelligence

Dernière mise à jour : 21 août 2022

Les individus les plus intelligents semblent mieux s’adapter au contexte moderne des grandes villes. La densité de population apparaît avoir moins d’impacts négatifs sur eux, à condition qu’ils puissent choisir la fréquence et la qualité de de leurs interactions sociales. En fait, ils pourraient être plus solitaires et mieux se porter en limitant leurs interactions avec peu d’amis.

Les individus les plus intelligents semblent mieux s’adapter au contexte moderne des grandes villes. La densité de population apparaît avoir moins d’impacts négatifs sur eux, à condition qu’ils puissent choisir la fréquence et la qualité de de leurs interactions sociales. En fait, ils pourraient être plus solitaires et mieux se porter en limitant leurs interactions avec peu d’amis.


Si la psychologie positive a permis d’accumuler des connaissances considérables sur le bonheur, elle n’a pas vraiment réussi à proposer de théorie globale permettant d’expliquer pourquoi certaines personnes sont plus heureuses que d’autres. C’est donc l’objectif que se sont fixés Norman Li et Satoshi Kanazawa dans une vaste étude parue en 2016 dans le British Journal of Psychology. Leur théorie du bonheur, baptisée « la théorie du bonheur dans la savane » emprunte largement à Darwin et aux théories de l’évolution. Elle suggère ainsi que le cerveau humain n’a pas évolué au même rythme que la technologie et l’urbanisation. En conséquence, ce ne sont pas les conditions actuelles qui conditionneraient la satisfaction dans la vie des individus, mais le fait que les situations qu’ils rencontrent ne diffèrent pas trop de celles que rencontraient leurs ancêtres. Et cela aurait tout à voir avec l’intelligence, vue à la fois comme une capacité générale d’adaptation au milieu et comme une capacité à traiter la complexité.

La théorie du bonheur dans la savane

L’un des principes fondamentaux défendus par les psychologues évolutionnistes est que, comme tous les autres organes du corps, le cerveau humain est conçu pour s’adapter aux conditions de son environnement primitif plutôt qu’à son environnement actuel. Il serait donc prédisposé à percevoir et à réagir à son environnement actuel comme s’il s’agissait de son environnement le plus primitif. Ce point de vue est connu sous le nom de « Principe de la Savane » (Savanna Principle). Il a pour corollaire que les bipèdes que nous sommes éprouvent des difficultés considérables à comprendre et s’adapter aux situations qui n’existaient pas dans l’environnement de nos ancêtres. Et nous ne parlons pas des années 1900 mais plutôt de la savane africaine du Pléistocène, une époque qui s’est terminée il y a plus de 10 000.


L'intelligence et le défi de la nouveauté

L’intelligence humaine aurait en moyenne évolué pour résoudre des problèmes associés à cette époque primitive. Or, ces problèmes étaient très spécifiques et concrets, en lien avec les seuls vrais défis qui comptent à l’échelle de l’espèce : la survie et la reproduction. Trouver de la nourriture, s’éloigner des prédateurs, ne pas se laisser surprendre par des bandes rivales, trouver un partenaire sexuel et un abri, protéger les enfants… tels étaient les enjeux vitaux de nos ancêtres. Il est certain que ces buts peuvent paraître manquer d’élévation ou de poésie. Mais l’espèce humaine n’en a pas d’autre. Peindre la Joconde, inventer l’imprimerie ou produire une théorie de la relativité sont des « accidents » de l’évolution, pas son objet.

Pour Li et Kanazawa (2016), ces exigences évolutionnistes laissent entendre que le Principe de la Savane est certainement plus contraignant pour les personnes moins avantagées sur le plan cognitif, celles qui ont plus de difficultés à faire face aux difficultés inédites ou complexes. En contraste, les personnes mieux pourvues en intelligence seraient mieux armées pour faire face à des problématiques liées à l’évolution récente. Ils éprouveraient moins de difficultés pour comprendre et résoudre des challenges entièrement nouveaux pour l’espèce. Ils seraient par exemple plus à même de s’adapter à des situations où ils sont anonymes et où ils n’ont absolument aucune possibilité de prévoir leurs interactions futures avec des interlocuteurs dont ils ne savent rien pour prendre des décisions rationnelles. Dans les interactions sociales, ils peuvent par exemple ne pas choisir systématiquement la coopération contrairement à ce que leur dicte l’instinct, car cela peut s’avérer un choix irrationnel dans notre monde moderne.


Mais c'est quoi le bonheur ?

Parlons maintenant de la satisfaction dans la vie, c’est-à-dire de ce qui nous rend heureux. Le Principe de la Savane suggère que les humains, dans leur grande majorité, continuent de rechercher des récompenses en fonction de ce qu’elles auraient été dans les temps reculés de leur histoire. Ils auraient aussi tendance à sélectionner des environnements qui ressemblent à l’habitat de leurs ancêtres préhistoriques pour éviter d’avoir à traiter des problèmes inhérents à l’évolution trop rapide de l’environnement de ces derniers siècles.


Du coup, c’est quoi le vrai bonheur ? En réalité, peu importe. Si on utilise une mesure de la satisfaction dans la vie comme l’ont fait Li et Kanazawa dans leur étude, la Théorie du bonheur dans la savane reste admissible sans avoir à s’appuyer sur une définition ou une autre. En fait, la théorie des deux chercheurs est compatible avec toute conception raisonnable du bonheur, du bien-être subjectif ou de la satisfaction dans la vie. Elle postule simplement que le bonheur est un état plutôt qu’un trait de personnalité et ne prétend pas pouvoir expliquer le fameux « seuil » (partiellement génétiquement déterminé) à partir duquel les individus se sentiraient heureux et auquel ils reviendraient entre deux périodes de bonheur. L’objet de la théorie permet plus prosaïquement d’expliquer les fluctuations temporaires du sentiment d’être heureux/satisfait de sa vie comme une fonction des évènements de vie jugés d’un point de vue évolutionniste, c’est-à-dire en fonction d’un environnement primitif. Pour cela, elle se focalise sur deux mesures dont les chercheurs ont considéré qu’ils affectaient la perception d’être satisfait de sa vie : le lieu de vie et la fréquence de rencontre avec les amis.


Rat des villes ou rat des champs

De nombreuses études ont à ce jour démontré que les personnes vivant dans les pays développés tendaient à se sentir plus heureuses si elles vivaient à la campagne. Même dans un pays comme la Chine en pleine expansion économique, les ruraux rapportent des niveaux de bien-être subjectif plus élevés que leurs homologues citadins, même si les citadins sont généralement plus riches. Aux USA, il existe même un « gradient du bonheur » sur le critère de la vie citadine versus rurale, ce qui pose la question des raisons qui justifient cette différence. Pourquoi résider en zone rurale rend-il plus heureux ?

L’explication la plus courante est que la vie dans les grandes villes conduit à un certain nombre de « maladies sociales » consécutives à l’anonymat, à l’isolement, à la désorganisation sociale et à la dépression. Une étude de neuro-imagerie de Lederbogen et ses collègues a même montré en 2011 que le cerveau des citadins ou nés dans une grande ville répondait plus intensément au stress que le cerveau des personnes vivant ou nées en zone rurale.


Cela pourrait correspondre à ce que prédit la Théorie du bonheur dans la savane. En effet, nos ancêtres, s’ils ne vivaient à l’évidence pas dans des mégalopoles, ne côtoyaient pas plus les foules. Au contraire, leur groupe social dépassait rarement 150 personnes. Des simulations informatiques de l’évolution de l’aversion pour le risque (qui appartient à la nature humaine ; question de survie) montre qu’une telle taille de groupe est idéale. Quand ce chiffre est dépassé, il y a généralement une scission qui s’opère pour former deux groupes différents. Au-delà de 200 personnes, il devient effectivement très difficile de maintenir la coopération et la réciprocité qui sont les clés de toutes les organisations sociales humaines. La contrainte majeure des groupes sociaux est purement cognitive ; trop de personnes signifient trop d’informations à traiter. Ces informations nécessitent trop de ressources cognitives et chacun sait désormais qu’elles sont limitées chez tous les individus. En conséquence, lorsque la densité de population devient trop importante, il est possible que le cerveau humain renvoie des signaux d’inconfort et que cet inconfort se traduise par une baisse du bien-être subjectif chez les individus. Par exemple, il a été montré que la satisfaction au travail dépendait de la taille de l’entreprise ou de l’institution. La Théorie du bonheur dans la savane suggère donc que la taille des groupes sociaux et la densité de population, qui sont bien supérieures aujourd’hui qu’elles ne l’étaient dans des temps anciens, affectent négativement le bien-être des gens.


Dis-moi qui sont tes amis, je te dirai si tu es heureux

La qualité des relations sociales est l’un des principaux déterminants de la satisfaction dans la vie. Plus ils ont d’amis, plus les gens peuvent passer de temps avec eux, et plus les gens ont tendance en moyenne à se sentir heureux (même si des études récentes indiquent que ce n’est pas tant le nombre d’amis que la qualité de l’amitié qui compte vraiment). Ce lien entre des relations amicales satisfaisantes et la satisfaction générale est particulièrement marqué dans les sociétés individualistes occidentales. Demir et ses collègues l’expliquent par le fait que l’amitié permettrait de satisfaire des besoins psychologiques de base, comme celui de se connecter aux autres, celui de savoir que l’on compte pour autrui. L’amitié permettrait aussi de satisfaire le désir naturel de partager et d’amplifier les bonnes nouvelles, ce qui nous arrive de bien.


Du point de vue évolutionniste de la Théorie du bonheur dans la savane, ce besoin d’être entouré serait surtout une question de survie et de reproduction. Dans les petits groupes de chasseurs de 150 personnes qui composaient l’univers de nos ancêtres, il n’y avait pas d’autre moyen pour s'assurer d’être à l’abri, protégé de l’ennemi et des prédateurs et de trouver des partenaires sexuels. Dans ce contexte, la mise à l’écart finissait invariablement très mal pour la survie, mais pas seulement. Une expérience de laboratoire a été menée par van Beest et Williams en 2006. Des participants gagnaient de l’argent s’ils acceptaient de se faire exclure d’un jeu et en perdaient s’ils voulaient y participer. Malgré le gain, les participants qui choisissaient de se faire exclure éprouvaient de la détresse psychologique. Ultérieurement, des IRM ont montré que les mêmes régions du cerveau s’activent en cas d’ostracisation sociale et de douleur physique.

De la sorte, il semblerait que le cerveau humain ait des difficultés implicites à comprendre et s’accorder à une vie sans contacts fréquents avec des amis proches ou des alliés, ce qui pourrait affecter sérieusement le bien-être subjectif.


Les résultats de l'étude

Partant de toutes ces constatations et pour étayer leur théorie, Li et Kanawasa ont utilisé les données de 15 197 personnes âgées de 18 à 28 ans, ce qui est considérable. Chez l’ensemble des participants, l’intelligence était mesurée à l’aide du Peabody Picture Vocabulary Test, un test d’intelligence verbale dont il est reconnu qu’elle participe grandement à l’intelligence générale. Comme les chercheurs le prédisaient, un premier jeu de résultats a montré que la satisfaction dans la vie était proportionnelle à la densité de population de la zone de résidence : plus cette densité est importante, moins les gens s’estiment heureux. Vivre dans une grande ville est donc une nécessité économique qui va à l’encontre des besoins humains.


Mais plus que cela, les chercheurs ont montré que c’était d’autant plus vrai chez les individus ayant les niveaux d'intelligence les plus modestes. Ces derniers auraient plus de mal à comprendre et s’adapter aux défis de la vie moderne et à ce que ces défis représentent de nouveauté par rapport aux environnements primitifs pour lesquels leur cerveau est adapté. En conséquence, leur satisfaction dans la vie est affectée.

En contraste, les personnes plus intelligentes déclaraient éprouver moins de difficultés à vivre dans des endroits très peuplés, et leur satisfaction dans la vie n'était pas autant affectée. Au contraire, ils se portaient même moins bien à la campagne où ils étaient contraints à plus de contacts sociaux avec trop de personnes.


Ce sont les résultats qui ressortent de la deuxième série de résultats proposés par Li et Kanawasa. En lien avec leur Théorie du bonheur dans la Savane, les chercheurs soutenaient que la fréquence à laquelle les individus ont la possibilité de socialiser avec leurs amis influence leur bonheur, même en contrôlant le fait qu’ils soient mariés.


De plus, cette fréquence de sociabilisation semble affecter plus directement les personnes dont les capacités intellectuelles sont les plus modestes (celles dont le QI verbal se situe en-dessous de 85). Ces dernières auraient ainsi des difficultés à se faire à l’idée de ne pas rencontrer leurs amis et alliés trop souvent, comme cela peut se passer dans les grandes métropoles. Au contraire, cela ne dérangerait pas les individus aux compétences intellectuelles plus élevées (au-delà d’un QI verbal de 115). En fait, ceux-ci apparaissaient même être plus heureux s’ils avaient la possibilité de sociabiliser moins souvent avec leurs amis.


Selon les chercheurs, les personnes dont les QI sont les plus élevés ne cherchent pas à réduire sciemment la fréquence de leurs contacts sociaux pour être plus heureux. Il en va de même pour les personnes dont les QI sont plus bas (elles ne cherchent pas volontairement à multiplier les rencontres avec leurs amis). Tout d’abord parce que les uns et les autres n’ont certainement pas conscience que la fréquence à laquelle ils voient leurs amis est influencé par leur niveau d’intelligence et que c’est un moyen pour eux de se sentir plus heureux. Ensuite, personne n’a vraiment le contrôle de ce phénomène. Il serait assez incongru d’appeler ses amis et de leur dire qu’on a envie de les voir (ou pas…) juste parce que c’est bon (ou mauvais) pour son bonheur !


Pour être heureux, vivons cachés ?

Ce proverbe s’applique peut-être pour les richesses et les biens matériels. Mais il ne s’applique pas vraiment lorsqu’il s’agit de vie sociale. Ou en tout cas, pas de la même manière pour tout le monde. Avec un cerveau plus adapté à la vie primitive des cavernes, il semblerait que les humains soient plus heureux s’ils peuvent en retrouver certaines conditions. Ainsi, la mesure à laquelle ils s’estimeraient satisfaits de leur vie fluctuerait en fonction de ce que les situations qu’ils traversent aujourd’hui auraient signifié dans l’environnement de leurs aïeux. Mais ce principe perdrait de l’importance au fur et à mesure que l’intelligence augmente, au sens où l'intelligence représente une capacité d’adaptation aux situations nouvelles et complexes. De la sorte, non seulement le bonheur des gens intelligents ne serait pas affecté par la vie dans les grandes villes où il existe une forte densité de population, mais encore, ils se satisferaient plus en limitant leurs contacts sociaux avec des amis bien choisis.

 

Sources

Demir, M., & Davidson, I. (2013). Toward a better understanding of the relationship between friendship and happiness: Perceived responses to capitalization attempts, feelings of mattering, and satisfaction of basic psychological needs in same‐sex best friendships as predictors of happiness. Journal of Happiness Studies, 14, 525– 550.


Lederbogen, F., Kirsch, P., Haddad, L., Streit, F., Tost, H., Schuch, P., … Meyer‐Lindenberg, A. (2011). City living and urban upbringing affect neural social stress processing in humans. Nature, 474, 498– 501.


Li, N. P., & Kanazawa, S. (2016). Country roads, take me home… to my friends: How intelligence, population density, and friendship affect modern happiness. British Journal of Psychology, 107(4), 675-697.


Van Beest, I., & Williams, K. D. (2006). When inclusion costs and ostracism pays, ostracism still hurts. Journal of Personality and Social Psychology, 91, 918– 928.

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