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« Être vivant cela s’apprend » : témoignage d’un survivant du trauma de l’enfance

Patrice a survécu a une enfance marquée par la maltraitance, l'abandon et la négligence. Voici son témoignage.


J’ai fait la connaissance de Patrice il y a quelques mois. Patrice a 60 ans et il a un doctorat dans une discipline exigeante (même s’il écrit dans son témoignage que l’école a été difficile pour lui). Il est marié et heureux en ménage. Je ne suis pas la première psychologue qu’il consulte. Mais je suis d’après lui la première à faire l’hypothèse que les douleurs abdominales qu’il endure depuis quelques années (ou en tout cas la place que tiennent ces douleurs dans sa vie) sont une des conséquences d’un trouble du stress post-traumatique complexe (TSPTC) chronicisé depuis l’enfance. Dans ce cadre, nous avons initié ensemble une thérapie des schémas incluant l’EMDR. Après une séance utilisant l’imagerie de reparentage particulièrement bouleversante, Patrice m’a fait part d’un texte écrit en réaction. Ce texte était si beau, si poignant et si révélateur de ce que vivent les patients au cours d’une thérapie des schémas, que je lui ai demandé s’il voulait bien le partager sur ce blog. Je pense foncièrement qu’il peut aider d’autres adultes qui, comme lui, se débattent avec les conséquences épouvantables et épuisantes des traumatismes de l’enfance, particulièrement quand ces traumatismes ont affecté le lien d’attachement. Patrice m’a fait l’honneur d’accepter en me transmettant une copie de ce texte qu’il m’avait lu en séance ; me brisant le cœur par ce parcours d’enfant où des adultes se sont comportés en bourreaux.

Voici donc, in extenso, le texte de Patrice.



Le témoignage de Patrice

« J'aimerais aller aussi loin que possible dans ma réflexion sur la solitude, le vide, l'abandon, c'est la racine du mal, et je ne pourrai progresser que si je comprends d’où viennent mes troubles pour agir dessus avec méthode. J’essaye simplement de traquer en moi ce qui a perduré.

Ce que j’ai pu écrire n’est ni exhaustif, ni définitif, c’est une tentative. Cela me semble encore un peu désordonné et un peu fouillis. J’analyse seulement l’origine et les conséquences de l’abandon pendant mon enfance, j’essaye de ne pas prendre en compte les événements survenus après mes 20 ans.


Alors d'où viennent la détresse, la panique, le vide ? Pour moi tout s'explique, la grande difficulté est d'aller forer au plus profond de soi pour faire remonter ce qui a été enseveli par le temps.


Quels sont les manques, les besoins psychologiques qui n'ont pas été satisfaits ?



La Parole

La parole sert à être rassuré et valorisé, et donc savoir que l'on a de la valeur, que l'on compte pour ses parents, ce qui n'a jamais été le cas.


La parole sert à être soutenu dans les moments plus difficiles, à être encouragé, sentir que l'on nous porte une attention, ce qui n'a jamais été le cas.


La parole est une immense force qui procure une grande sécurité, qui renforce la cellule familiale et la soude pour affronter le temps et les épreuves, ce qui n'a jamais été le cas.

En d'autres termes, savoir que l'on est aimé est le bien le plus précieux qui existe.


La parole ce sont aussi les mots dévalorisants, les agacements comme signifiants destructeurs, et le « pas assez bien » souvent ressenti, générant insatisfaction surtout chez mon père et générant aussi chez moi un renforcement de la détresse.


Il n'y avait pas de joie, pas de blagues, pas de jeux, pas de traits d'esprit, pas de chansons, pas d’histoire pour s’endormir et pas de légende à transmettre...juste des injonctions.

Un jour mon père m’a dit que j’étais trop petit pour comprendre alors que ma soif de savoir était déjà intarissable. Lui ne savait rien, il voulait cacher simplement son ignorance face à un enfant qui cherchait un modèle.



Les Gestes

Il n’y a pas eu de gestes d'amour, pas de bras qui rassurent, pas de sécurité, pas de caresses pleines d'attention, pas de regards soutenus remplis de tendresse et de sentiments, pas de sorties dédiées à l'enfant que j'étais, rien de tout ce dont un enfant a besoin. Je fus délaissé avec le sentiment de vide, de perte s’opposant au besoin fondamental d’exister pleinement dans la beauté insouciante de l’enfance.


Mon père ne donnait rien aux autres en justifiant qu’il n’avait jamais rien reçu des autres. J’essaye de faire exactement le contraire.


Et puis il y a eu les épisodes de violence, cette nécessité bestiale de corriger l’enfant sans défense que j’étais en le terrorisant un peu plus. Les baffes arrivaient sans prévenir parce que je dérogeais à je ne sais quel écart de la moralité par des gestes peu convenables, et les fessées tant appréciées à cette époque, devaient me redonner plus de motivation pour obtenir de meilleurs résultats scolaires, il n’en fut rien.



Et puis

Je suis un enfant unique, non désiré par mon père car il était l’ainé d’une fratrie de 8 enfants et qu’il avait dû s’occuper de ses frères et sœurs. Je n'avais que mon chien pour seule compagnie et me sentir moins seul en lui parlant, en le caressant, c’était mon seul ami, ma joie quotidienne, il était intelligent et j’ai toujours eu l’impression qu’il comprenait ma solitude.


Mes parents m’ont nourri avec de la nourriture diététique à partir de l’âge de 12 ans, portant allégeance à un gourou (de la diététique) qui les a endoctrinés. C'était triste, fade et dénué d'esprit festif, cela allait les faire vivre mieux et plus longtemps afin de déjouer la mort je suppose, mais pour qui, pour quoi ? Je ne sais pas, je n’ai jamais su.


Mes parents habitaient à Paris. À 6 ans ils m’ont mis en nourrice en Normandie à 100 km d’eux, ils venaient une fois par mois me voir quelques heures. Je me souviens du déchirement et de la tristesse qui m’envahissaient lorsqu’ils repartaient. J’ai eu 2 nourrices à cette époque, la première me donnait du vin avec de l’eau le dimanche car c’était bon pour la santé. Je crois que ce placement en nourrice a duré un peu plus d’un an.

Entre 9 et 11 ans (CM1 & CM2) j’étais en internat chez les catholiques, je rentrais le samedi midi. La raison invoquée de cette mise en pension était que mes parents n’avaient pas le temps de s’occuper de moi car ils avaient trop de travail. Et quand je rentrais chez mes parents le samedi midi, ils ne s’occupaient pas plus de moi. Je n’en ai jamais reparlé depuis mes 11 ans.


À mes 18 ans ma mère a eu son premier cancer du sein. Ce fut alors l’abandon total, le silence absolu, je n’avais plus aucune place dans le foyer, je rêvais de fuir très loin la morbide ambiance qui plombait le quotidien.



Les conséquences

C’est ce que je ressens et que je n'arrive pas à identifier encore complètement à ce jour, c'est un long travail qui n'est pas encore achevé…


Sans être aimé, entouré, guidé, on ne sait pas prendre soin de soi, c'est comme un chaton qui n'a pas eu de mère. On se met en danger dans des décisions mal réfléchies, il manque les armes pour se battre dans la vie, on ne comprend pas vraiment ce qui se passe dans le monde, on est en dehors.


Quand on ne développe pas la parole et donc les échanges, l'esprit ne peut pas se développer et engendre alors une mise en abîme inéluctable face à la solitude. Elle fut bloquée par l’autorité, mon potentiel expressif est resté au fond de moi pour rejaillir parfois par bouffées quand la pression était trop grande. Mes émotions ne pouvaient pas vivre et donc prendre une forme, une réalité. Les émotions qui ne se vivent pas, se logent dans une fuite irréelle de l’esprit pour finir dans une sorte de construction mentale affolée et se dispersent dans le corps qui somatise. A 20 ans je suis devenu spasmophile à qui l’on a donné des psychotropes pour annihiler la détresse qui avait pris place. Mes parents ne prirent pas la mesure et l’importance de ce qui se jouait sous leurs yeux…leur échec. Ils n’ont jamais avoué leur culpabilité renforçant mon idée de gosse qui n’avait jamais trouvé sa place à leurs côtés.


Ce qui n'a pas été satisfait doit l'être : donc on construit des stratégies de compensation pour ne pas devenir dingue.


J'ai été très en retard, j'ai redoublé 2 fois, l'école était difficile, j'étais dans la lune comme disaient les enseignants à mes parents. Je ne comprenais pas ma vie, pourquoi j'étais là et à quoi ou à qui j’étais utile. Je me suis recroquevillé pour me sauver du monde extérieur qui était tout aussi vide autour de moi en Normandie. Il ne se passait rien…


Devant cette incompréhension et face à ma solitude, j'ai développé contre mon père un rejet, une haine, car il me prenait pour un mioche idiot alors que moi je le trouvais déjà très limité, mou, faible, ignorant. Ma mère n'a pas su venir vers moi pour me sauver car elle devait en être incapable.


Pour faire simple, mon père ne s'intéressait à rien, n'aimait personne et n'avait aucun ami. Quelques critiques et réprimandes devaient lui suffire pour vivre dans ce monde. J'ai dû grandir dans ce désert affectif.


J'ai donc grandi seul, j'ai dû vivre seul pour survivre, m'éduquer, comprendre, et depuis fort longtemps la présence de l'autre m'est parfois difficile, c'est comme un réflexe de rejet, l'autre est parfois de trop. Pourtant mon manque affectif m'oblige à côtoyer mes semblables et à rechercher les signes de bienveillance envers moi. Mais il y a une barrière qui s'est érigée, je me protège pour ne pas être vulnérable et conserver ma fragile intégrité, c’est comme une sorte d'impossibilité de se connecter à l'autre.


Face aux autres je n'ai pas toujours confiance car je me sens toujours différent, non accepté, une honte parfois m’envahit. Je n’ai pas réussi à appartenir à un groupe, à m’y identifier, à être en symbiose avec les autres. Je suis un électron libre et je cherche à le rester la plupart du temps. Une incapacité à créer des liens, à aimer même. Se croire différent génère une croyance en soi souvent sous-évaluée ou surévaluée par manque de relativité. Mais bien malgré moi, je sais que je cherche l'autre sans jamais le trouver.


Je ne me confie jamais, je ne parle pas de moi, de ce que j'aime ou pense, je ne me plains jamais, je ne veux pas embarrasser les autres, je ne sais pas faire ce que les autres font si facilement, et d’ailleurs il m'est très difficile de prendre en charge les autres. Je n’ai pas appris à le faire. Je me suis quand même confié, mais à des cahiers noircis tous les jours dans la pénombre d’une vie monotone. [Les individus parlent de leurs expériences émotionnelles avec leurs proches dans 80 à 95 % des cas. (Article CAIRN > https://www.cairn.info/du-percept-a-la-decision--9782804137984-page-175.htm )].


Je suis déstabilisé par les jugements permanents des autres, par leurs instincts, leurs désirs. Je suis souvent critiqué parce que j’affiche une fragilité, une différence comportementale et intellectuelle, c’est comme ça et je l’admets, je ne peux rien y changer.


Il y a des attitudes que je vis très mal comme le fait de subir la logorrhée des gens qui ne savent que parler d’eux, tout le temps, me coupant la parole pour qu’ils puissent s’exprimer avant que je finisse ma phrase, gouvernés par leur ego, sans attention et sans faire preuve de retenue pour laisser de la place à l’autre. Je me sens alors sans importance, inutile, ma propre parole se perdant dans l’infini. Alors une fois de plus, je m’éloigne, m’isole, pour rester avec moi-même pour me protéger de ces non-sens vécus comme des agressions. Serait-il si important de vociférer plus fort qu’autrui pour exister dans le mainstream social normalisé ?


Parfois je ne supporte pas non plus que l'on me touche, cela m’insupporte. J’ai souvent envie de partir loin, de tout quitter tout de suite, m’échapper de quelque chose qui me dépasse. Je suis prêt à tout quitter en permanence, à tout abandonner pour repartir autrement, ailleurs. Pour illustrer mes propos, j'ai déménagé 33 fois dans ma vie et je pense que ce n’est pas fini.


La nécessité des repères ne s'est donc concrétisée que dans une éducation passéiste stricte, mais ne fixant pas de réelles frontières en moi. J’ai ainsi pu explorer par moi-même plus tard, le monde sans être formaté…Mais je ressens encore les interdits me privant d’une liberté intérieure, et dépasser les limites est toujours un enjeu périlleux. On reste prisonnier de quelque chose.


L’autorité m’est insupportable, je fuis ceux qui tentent la moindre domination sur moi.

J'ai eu une boulimie de savoir, de connaissances, j’étais un grand frustré, je veux tout savoir, tout comprendre, pour remplir le vide qui ne se remplit jamais... Je trouve le monde trop petit.


Je m'épuise à chercher ce qui doit remplir le vide sans jamais le trouver. J'absorbe tout et je m'en lasse très vite avant de passer à autre chose. Depuis longtemps, je ne finis jamais ce que je commence car je tombe dans l'ennui et je dois trouver une stratégie de remplacement aussi vite que possible pour ne jamais laisser exister le vide.


J'ai construit un monde de solitude, une forteresse imprenable munie de canons qui tirent trop souvent sur des ennemis imaginaires. Je me suis réfugié en moi-même pour ne pas souffrir du rejet des autres qui ne perçoivent pas ma détresse de ne pas avoir été sociabilisé comme peut l'être un être humain qui a été aimé. Mon esprit est occupé à créer des films, des histoires, des possibles, la pensée étant alors prise entièrement, c’est un refuge où l’imaginaire prend le relais, je déconnecte du réel, c’est ma manière d’exister pleinement. Ma femme me dit souvent : t’es parti où ? Alors je reviens à la réalité que je fuyais.

Quand ma femme me délaisse bien malgré elle, j'éprouve un sentiment de solitude, de détresse, d’abandon, je suis conditionné. Je ne lui en parle pas, car ce serait peu supportable dans le temps.


Je suis devenu perfectionniste pour me rassurer et engranger un peu d'autosatisfaction. Cela m’a permis d’être apprécié dans mon travail car je vais vite et je travaille bien. C’est une rare source de satisfaction.

Je disais souvent à mon père que je m’en foutais, cela le rendait dingue. Très tôt j’avais déjà des réflexions synthétiques et je savais ce qui était important ou pas, lui non. Je n’ai pas changé.


Les autres épreuves

Une partie de ma famille a été très critique vis à vis de moi portant un regard réprobateur sur mes différences, ma manière d’être en retard sur les autres, ma manière de penser etc. Me traitant même de sale con, ou d’être trop bien pour eux, je me suis éloigné d'eux pour ne pas souffrir davantage. Donc je me suis éloigné de mes parents et de ma famille me laissant encore plus seul, je n’avais pas le choix, je devais me protéger pour me sauver.


Ma mère était hystérique, malade, triste, incapable de me montrer qu’elle m'aimait car elle n’a pas été aimée par sa propre mère. L’amour d’une mère m’a terriblement manqué.

Comme beaucoup de gens, mes parents ont décidé de mon orientation. Les tests d’orientation à l’école suggéraient que je devienne technicien ou artiste…et je fus orienté en mécanique…j’ai été un mauvais élève, j’ai raté mes études car je n’étais pas à ma place, loin du monde. Vivre à la campagne, c’est un autre monde, celui de l’ignorance, de l’inculture…


Je voudrais citer un extrait de Matthieu Ricard sur nos relations :


Notre existence, et même notre survie, dépendent étroitement de notre capacité à construire des relations mutuellement bénéfiques avec les autres. Les êtres humains ont un profond besoin de se sentir reliés, de faire confiance et de jouir de la confiance d’autrui, d’aimer et d’être aimés en retour. Les chercheurs ont montré que le fait de se sentir relié aux autres augmente notre bien-être psychologique et notre santé physique, tout en diminuant le risque de dépression. Le sentiment de connexion et d’appartenance à la communauté élargie accroît également l’empathie et favorise les comportements fondés sur la confiance et la coopération. Tout ceci induit un cercle vertueux ou, plus précisément, selon l’expression de l’une des fondatrices de la psychologie positive, Barbara Fredrickson, une "spirale vertueuse ascendante", puisque la confiance et la disposition à coopérer se renforcent à mesure qu’elles sont partagées.

En guise de conclusion

Le vide engendre l'anxiété et laisse place à l'absence de sens, d’espoir et de volonté, être vivant cela s’apprend.


Alors quelle est la réalité, la vérité de ce que je dis et ressens ? j'ai toujours le sentiment de vouloir trouver des raisons infondées à mon état, m'accusant et me flagellant toujours un peu plus, et me perdant dans l'immensité des possibles.


Que me reste-t-il de mon éducation et que m’a-t-on transmis pour construire l’adulte que je suis ? Rien, ou presque rien, on m’a nourri tout en étant posé sur une étagère, comme un bibelot qui n’avait pas plus d’importance qu’un autre.


Je n’ai pas hérité de phrase repère, pas de geste à répéter, pas de rituel addictif, pas d’image à vénérer (par exemple une belle après-midi d’été avec mes parents où tout aurait pu sembler parfait), rien qui ne me raccroche à cette vie passée dont le souvenir aurait pu faire perler un rictus de satisfaction, mon socle ayant été abandonné sur un terrain mouvant, prêt à vaciller au moindre tremblement.


J’aimerais faire le nécessaire pour tenter de penser à ma vie passée le moins souvent possible pour que ce brouillard puisse se dissiper et me laisser voir plus loin que des symptômes qui cohabitent avec moi, à m’en gâcher le plaisir d’exister.


Je veux changer cette vie en héritage pour prendre le dessus. Ce qui est fait ne changera pas, je dois vivre avec et je dois l’accepter tel que c’est. Je dois changer mon regard sur ce que je n’ai pas choisi, je me sens non coupable, ce n’est pas de ma faute, malchance ou pas, c’est simplement comme ça, il faut faire avec et dépasser la souffrance pour retrouver l’équilibre dans l’action, le don de soi, la générosité, et je l’espère dans l’amour.


Alors comment guérir cet enfant, comment dépasser le trauma, l’accablement, la détresse, la perte de sens ? »





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